Lettre à unjeune militant
A mes jeunes amis, Basques, Bretons, Catalans, Savoisiens, Piémontais, Nissarts et Kabyles.
L'expérience, ne se transmet pas…c'est un constat.
Et les conditions historiques ne sont jamais deux fois les mêmes et ça c'est un autre constat.
On n’avance pas à partir de l'analyse de ses succès, mais de l'analyse de ses échecs.
Et dieu sait s'ils furent nombreux dans les mouvements de libération depuis les Irlandais, les Corses et les Basques.
L'ennemi ne nous a jamais fait de cadeau, car que le conflit soit ouvert et militarisé où politique et larvé, nous avons fait pour la plupart l'expérience des infiltrations, des manipulations, des provocations, des pressions, des retournements ou des trahisons, des tentatives de prises de contrôles par des services de renseignements étrangers, certains ont été brisés par la prison et d'autres on été éliminés physiquement mais la plupart "désillusionnés et fatigués" ont abandonné ou se sont réfugiés dans le militantisme des organisations agrées par l'ennemi... et on fait de brillantes carrières.
D'autre enfin, sont passé d'activités économiques et commerciales destinés à " financer la cause" au statut de chef d'entreprise florissante.
J'aurai pu à partir d'un autre parcours, rédiger le texte qui suit, mais d'autre l'ont fait avec talent aussi je le diffuse tel quel.
Lettre à un jeune abertzale
Manu Robles-Arangiz fundazioa et Eusko Ikaskuntza ont organisé une journée au Musée Basque de Bayonne à l’occasion des 50 ans du journal Enbata. Lors de la table ronde qui a terminé cette rencontre, autour de Patxi Noblia, Jean-Louis Davant, Jakes Abeberry et Christiane Etchalus, la question d’un jeune abertzale est restée quelque peu sans réponse. Ellande Duny-Pétré tente aujourd’hui de lui répondre.
Nous étions ensemble le 20 juillet dernier au Musée Basque pour la journée des 50 années d’Enbata. Tu as demandé aux « vieux » militants d’Enbata présents dans la salle : « Avec l’expérience que vous avez, quels conseils pourriez-vous donner à un jeune abertzale d’aujourd’hui ?».
Finalement, tu n’as pas obtenu de réponse très complète.
Les uns et les autres se sont un peu dérobés, ils hésitaient à conseiller quelqu’un. Effectivement, l’exercice est difficile, au nom de quoi une femme ou un homme, du haut de leur parcours de 50 ou 60 ans de militantisme, conseilleraient-ils ?
Chacun sait que les conseils ne servent pas à grand chose, que même les anciens ne suivent pas eux-mêmes la voix (ou la voie) de la sagesse qu’une longue pratique pourrait leur faire entendre ou emprunter. Moi-même qui ne suis qu’un militant parmi d’autres, à quel titre, au nom de quoi puis-je te répondre ?
Mais ta question m’a touché, je me suis souvenu combien à 18 ans j’avais soif de culture politique, combien je voulais savoir ce qu’avait accompli les précédentes générations d’abertzale. Je vais donc essayer de te répondre le mieux possible, souvent à partir de ce que m’ont dit quelques grands militants basques que j’ai eu la chance de rencontrer.
Guerres tribales
Premier conseil : je pense tout d’abord à une phrase de l’historien Eugène Goyheneche, militant exceptionnel, un des premiers abertzale d’Iparralde, qui a traversé une des périodes les plus noires du Pays Basque, celle de la défaite de 1937, de la guerre civile issue du coup d’Etat du général Franco.
Eugène Goyheneche disait : ne retombons pas dans nos vieilles luttes tribales, aujourd’hui comme hier, elles seront fatales au combat pour l’émancipation de notre patrie.
Depuis des siècles, la division entre Basques et entre abertzale est le premier travers qui nous mine, le premier obstacle. Facile à dire, mais pas facile à mettre en œuvre, d’autant que nos adversaires le savent. Une de leurs armes majeures est celle du ferment de la division.
Si un jour tu vas au Musée historique de Gernika, tu liras l’histoire de cette division, ses effets dévastateurs. Peut-être aussi pourrais-tu aller rencontrer le descendant navarrais de la dorretxe Jauregia à Irurita dans le Baztan.
A travers l’histoire de sa famille vieille de sept siècles, il te racontera comment les monarques espagnols, après nous avoir vaincus militairement, nous ont divisés, nous ont achetés par des moyens institutionnels et économiques, et comment beaucoup d’entre nous sont tombés dans ce piège.
Le deuxième conseil, je le tiens de Jakes Abeberry, que tu as rencontré le 20 juillet et dont tu connais les qualités « d’animal politique ».
Il dit ceci : en politique, non seulement il faut être déterminé, mais il faut avoir le souffle long. Il convient d’abord de durer. Son parcours est là pour témoigner que la durée d’un engagement compte beaucoup pour porter quelques fruits. La durée signifie qu’il ne s’agit pas d’un sprint, mais bien d’une course de fond.
Militer à 20 ans, compte autant que militer à 70. A tout âge, chacun apporte le mieux qu’il peut sa pierre à la cause commune. Cela suppose qu’il ne faut pas s’épuiser, se fixer des objectifs trop ambitieux ou trop lourds à porter et sur lesquels on va vite « s’écœurer ».
Chacun doit trouver son rythme et s’y tenir, les autres membres du groupe doivent le respecter. J’y reviendrai un peu plus loin.
Le troisième conseil, je le tiens de Claude Harlouchet, homme lui aussi remarquable, trop tôt emporté par la maladie. Il disait ceci au début des années 80 : il faut libérer le Pays Basque de ses chaînes… Mais il faut d’abord le construire. C’est en le construisant que nous allons le libérer. Tu le sais, le chantier est immense, de la politique à la culture en passant par l’économie.
Tu as le choix. Beaucoup a été déjà réalisé, encore plus reste encore à faire, à inventer.
Nous voici dans le « Guhaurek eginen dugu », le « Do it yourself » dont j’ai un peu parlé dans mon intervention du 20 juillet. « L’Henrik, engin Bechar da », l’abbé Lafitte disait aussi quelque chose de semblable sur la nécessité de se mettre au boulot à sa table de travail, élément déterminant pour que notre pays avance.
En Pays Basque, au Nord comme au Sud, nous sommes des laborieux, nous avons cette chance, du coup les abertzale ont aussi la « culture du faire ». Je me souviens de la déclaration du leader corse, futur parlementaire européen, François Alfonsi, béat d’admiration devant le bâtiment de Xalbador Ikastegia : « J’échangerai bien mes pistoleros du maquis corse contre quelques maçons et autres fabricants de talo du Pays Basque !» Il savait de quoi il parlait.
Le quatrième conseil, c’est Michel Berhocoirigoin que tu connais aussi et qui nous dit : il vaut mieux faire deux pas ensemble à mille personnes, plutôt que dix à seulement cinquante.
Les avant-gardes, c’est très important, les abertzale en sont une et relativement éclairée, en toute modestie. Un sociologue a dit qu’une société avançait grâce à ses marges.
Mais attention à la marginalisation. Et une société n’avance pas par décret.
Il nous faut donc faire preuve de patience et surtout de pédagogie.
L’avant-garde qui a raison trop tôt, et qui est totalement coupée de la base, du peuple ou des masses —comme on voudra les appeler— est inefficace.
Elle ne fait pas vraiment avancer les choses comme elle pourrait le faire, parfois elle fait même le jeu de l’adversaire en devenant son allié objectif.
L’affaire est toutefois compliquée, le tempo difficile à négocier, à trouver.
Ne pas se perdre son âme avec des concessions irréversibles, rester ferme sur ses objectifs fondamentaux, maintenir la cohérence de son propre courant : les gauches européennes font régulièrement cette dure expérience qui finit assez mal (1).
Le cinquième conseil, Txetx que tu connais aussi, en est l’auteur.
Il a dit un jour : s’engager pour le Pays Basque, on le fait à fond, avec toutes ses tripes, on les met sur la table. Mais pour gagner, les tripes ne suffisent pas. Il faut d’abord faire marcher son cerveau. C’est grâce à son intelligence que le petit David parvient à vaincre Goliath, qu’Ulysse le rusé échappe au cyclope Polyphème. L’histoire est vieille comme le monde.
Cela suppose le souci de bien réfléchir avant d’agir, le rapport de force étant la plupart du temps en notre défaveur. Nos adversaires utiliseront tous nos faux pas, et nous ferons de même.
Il conviendra de bien connaître les logiques d’action et les intérêts du camp d’en face pour anticiper sa façon de réagir. Les scénarios de notre action seront collectivement bien définis et souples. Comme au jeu des échecs, celui qui a plusieurs coups d’avance dans la tête a davantage de chances de gagner. Chaque coup reçu suppose que nous restructurerons rapidement notre système d’attaque et de défense.
Tout cela implique le souci de se former, d’aller voir ce qui se passe ailleurs, la capacité de travailler en équipe.
La suite vient plutôt de mon propre parcours. Pour être un militant efficace dans son engagement abertzale, il faut choisir la bonne locomotive, c’est-à-dire un bon leader, dans le bon mouvement ou la bonne association.
L’action politique ou l’action collective quelle qu’elle soit, suppose que quelqu’un la dirige.
Pour cela, il faut y voir clair dans des situations souvent confuses et complexes, avoir des capacités de synthèse pour entrainer un groupe, proposer de prendre la décision qui s’avèrera la bonne quelque temps plus tard.
Ceux qui te diront le contraire, soit te mentent, soit te mènent en bateau. Un général sans armée n’est plus rien, un leader sans troupe, c’est fini.
Mais une troupe sans leader, cela ne vaut pas mieux.
Si un leader est bon, il sait bien s’entourer, attirer et conserver les militants nécessaires à son action collective. Il te revient de choisir le meilleur, dans le domaine ou la sensibilité qui sont les tiens.
Ceux qui brillent le plus ne sont pas forcément les plus parfaits. Certains ont un sixième sens, un «pif terrible » comme on dit. C’est une de leurs qualités majeures. J’ai connu des hommes hyper diplômés, très brillants sur le papier, ils avaient tout lu… et c’était des nains politiques qui «se plantaient » régulièrement.
Tu peux les soumettre à la période d’essai. Le bon leader se jauge à son parcours, à son entourage, mais surtout à sa capacité à surmonter les épreuves et les échecs.
Pour ma part, à moment donné, j’ai choisi Claude Harlouchet et Jakes Abeberry. Servir un leader est parfois ingrat, tu restes dans son ombre, mais tu apprends beaucoup et tu vivras des moments exceptionnels.
Parfois le leader est « chiant », il faut savoir le supporter. Comme tous les hommes, il a d’immenses qualités et des défauts, souvent les défauts de ses qualités, cela marche ensemble.
Jakes Abeberry dit ceci : « Aux yeux de son valet de chambre, on n’est jamais un grand homme !»
Tu découvriras peu à peu les faiblesses, les travers de ton leader.
Dans un pays aussi réduit que le nôtre, les leaders sont si rares que tout abertzale se doit de les seconder : regarde le drame que fut la disparition de Jean-Marie Tjibaou et de Yeiwéné Yeiwéné, le mouvement kanake ne s’en est pas encore remis.
Avec le groupe qui entoure le leader, attention à ne pas tomber dans une spirale négative qui aboutit au meurtre du leader, surtout s’il est jeune.
J’ai connu des groupes qui sont devenus des machines à couper les têtes, à faire passer un leader en formation, à la trappe. Cela dit, cela fait partie aussi des systèmes de sélection que les groupes mettent en place pour tester les leaders, les aguerrir pour les futurs combats, face à nos vrais adversaires.
Se former. Nous voici au septième conseil.
Pour apporter quelque chose au Pays Basque, il faut évidemment que tu te formes, que tu te cultives. Déjà en 1959, l’écrivain Manex Erdozaintzi-Etxart présentait cela comme une « exigence » pour les jeunes Basques. Dans les sociétés riches et développées où nous avons la chance de vivre, l’accès à la formation, à la culture, à l’information, est plus facile que sur le reste de la planète. C’est une immense opportunité, il faut en profiter.
Dans certaines luttes de libération nationale, l’absence de formation et le décalage culturel par rapport au niveau de compétence de l’adversaire, fut un handicap énorme.
Ce qui fait la force d’Israël face à ses adversaires, c’est que les juifs ont le niveau de formation le plus élevé du monde, plus de 120 cadres pour mille habitants.
Sur ce chapitre, comme toujours, il faut faire le bon choix et ce n’est pas simple.
D’abord choisir une voie qui te plaise et corresponde à tes motivations et à tes talents.
Ensuite, quelle que soit l’orientation choisie, parvenir au meilleur niveau possible.
Ne pas hésiter à aller provisoirement à l’autre bout du monde s’il le faut.
Mais là, pas d’histoire, tu ne nous fais pas le coup de l’exilé génial qui fait une carrière professionnelle aussi passionnante qu’exceptionnelle, à mille lieues du Pays Basque et ne revient au pays natal qu’au moment de sa retraite (2). Sinon, je me fâche tout rouge.
Quand je pense à tous ces types qui s’installent ici pour le surf, le fun, la mer et la montagne, ils viennent de « tomber amoureux du Pays Basque, entre Biarritz et Sansé » comme ils disent.
Et toi, tu vas nous nous dire que tu ne trouves pas un boulot dans ton pays, correspondant à tes goûts ou à tes compétences ?
Sache que pour le travail comme pour l’action politique, sa place il faut la trouver et souvent la conquérir soi-même. « Euskadik behar zaitu », disait un autocollant dans les années 70.
Le slogan et le dessin, largement inspiré d’une célèbre affiche de l’armée américaine qui recrutait pour le Débarquement de juin 1944, est encore d’actualité.
Nos adversaires vident la périphérie de ses cerveaux et attirent nos « élites » à Paris ou à Madrid.
Des siècles de centralisme le prouvent.
Les pays du Tiers monde dominés par les pays riches, l’Afrique en particulier, payent un lourd tribut en ce domaine. Quasiment comme la traite des esclaves, mais sélective celle-là.
Le deuxième écueil que tu éviteras, c’est qu’une fois au Pays Basque, tu pratiques un travail tellement absorbant qu’il ne te laisse pas une minute par jour pour militer en faveur de ton pays.
L’intelligence, la créativité, cela s’entretient. Il faut faire faire du sport à ses méninges et les relaxer pour qu’elles marchent mieux. Je vais te raconter trois anecdotes. Tu sais la pression énorme à laquelle sont soumis les chefs d’Etat, sommés à chaque instant de prendre des décisions lourdes de conséquence. Deux socialistes, Felipe Gonzalez et François Mitterrand, prenaient toujours le temps de faire autre chose afin de résister à cette pression, lutter pour « conserver vivante sa fraîcheur d’esprit », sa créativité nécessaires à l’art de gouverner, comme disait le premier.
Il se passionnait pour la culture des Bonsaïs et avait une serre dans les jardins de la Moncloa. Mitterrand jouait au golf et voyageait secrètement, visitait des musées avec sa seconde femme. Quant à Xabier Arzallus, la tête baissée et les mains derrière le dos, il ruminait seul en arpentant pendant des heures le sol de la grande terrasse de son appartement.
Autre anecdote que je tiens de Jakes Abeberry. Il est évident que dès le départ, il avait bien un potentiel. Bainan, nehore ez da ikasirik sortia, personne n’est sorti tout armé de la cuisse de Jupiter… Lorsqu’il était un grand adolescent, Jakes s’entrainait avec ses frères, Koko et Maurice qui deviendront avocats au barreau de Bayonne, Pierre qui sera avocat puis prédicateur dominicain. A quoi s’entraînaient les frères Abeberry ?
Sur un thème, une affirmation choisis au hasard, l’un étant pour, l’autre étant contre, ils passaient des heures à argumenter, à répliquer, à organiser, à structurer leur pensée.
Tout le monde connaît la qualité des intellectuels juifs dans le monde et à qui l’humanité doit tant. Une des plus grandes communautés juives vit à New-York. Tous les matins pendant une heure, ils sont nombreux à faire une séance de commentaire de la Thorah. Pas forcément parce qu’ils sont tous très croyants. Il s’agit aussi et surtout de se délier l’esprit, d’argumenter, de structurer sa pensée.
Je ne vais pas te conseiller de jouer au golf ou de te convertir au judaïsme…
Mais lorsque l’on est le nez sur le guidon, absorbé dans une vie militante intense, il faut savoir relever la tête et penser à autre chose. Quant à l’art des joutes oratoires, le rôle des partis politiques basques serait précisément de proposer des formations aux militants, les partis français ou de grandes écoles le pratiquent. Hier le PCF a beaucoup développé cette démarche, ses membres étant issus de classes populaires, souvent moins scolarisés que les autres, souffraient de pas mal d’handicaps.
Trouver son rythme, sa cadence
L’usure, le découragement, le doute, l’aigreur, le ressentiment, ce sont les principaux écueils de la vie militante quotidienne. Il faut les connaître et connaître ses limites.
Notre projet est immense, nous sommes encore loin d’atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés.
Le militantisme est exigeant, il entraîne souvent des choix difficiles, voire des sacrifices. Avec l’enthousiasme de nos vingt ans, nous sommes tous passés par des moments de découragement, de ressentiment. Face à une épreuve, une situation, une décision inacceptables, certains parviennent à tourner la page très vite. Louis Inchauspe, le père de Michel, qui fut président du Conseil général de Basses-Pyrénées, disait que « faire de la politique, c’est d’abord parvenir à avaler une couleuvre par jour » …
Lorsque l’usure et le ressentiment sont trop forts, il faut savoir prendre le temps de décrocher, d’équilibrer sa vie, de respirer, de lire, de faire du sport, de rêver, d’aimer, de changer d’air.
Ce ne sera pas une perte de temps dans cette vie trop courte.
Pas de complexe à avoir ni de sentiment de culpabilité, nous sommes tous faillibles et il faut travailler le mieux que l’on peut, sans subir «la dictature de l’idéal du moi », comme disent les psys.
Dans un groupe d’action, les autres membres seront attentifs à ces situations et feront l’effort d’être aidants, même si cela est difficile sur le moment en termes de répartition des tâches à prendre en charge. Mais c’est essentiel, car l’usure de l’un use les autres et j’ai connu des organisations qui se sont effondrées du fait de ces phénomènes.
L’autre contre-feu, c’est de trouver son rythme de vie, sa cadence, de doser son effort, tel un marathonien. Comme en musique, c’est cela qui compte pour entretenir « le dur désir de durer ». L’hygiène de vie est essentielle : le temps de sommeil, la nourriture, prendre soin de son corps qui est un bien extrêmement précieux. Je connais des militants qui ont brûlé la chandelle par les deux bouts, ils arrivent à 50 ans, usés jusqu’à la corde. C’est très dommage pour eux et pour Euskal Herria.
Le 20 juillet au Musée Basque, tu as vu comme moi la vigueur d’esprit, la clarté d’expression de Jakes Abeberry. Il a 83 ans. A son âge, il nous surclasse tous. Je nous souhaite d’être aussi verts que lui, aussi vifs et plein d’ardeur, animés par le même feu sacré, lorsque nous serons octogénaires…
Si terrassé par la fatigue, tu souhaites te mettre en retrait, je te conseille de te laisser traverser par la parole, la pensée de quelques hommes, par exemple celle des philosophes stoïciens de l’Antiquité : Les Pensées de Marc-Aurèle, le Manuel d’Epictète, les lettres à Lucilius de Sénèque. Il ne s’agit pas de philo hyper-théorique sur des questions totalement éthérées. C’est une philosophie enracinée dans la vie. Cela aide bien. Pas mal d’hommes politiques lisent ces auteurs pour se ressourcer. La lecture des grands écrivains peut aussi être d’un bon secours. De Bitoriano Gandiaga à Iratzeder, en passant par René Char, Dostoiewski, Saint-John Perse, William Shakespeare… le choix ne manque pas.
Ce sont de grandes eaux où s’alimente l’espoir de l’homme. Même si tu n’es pas croyant, un jour tu ouvriras les Evangiles. C’est un très grand livre de vie.
L’art de la négociation, du compromis. à deux pas de la compromission.
Dans tous les domaines, l’issue d’un combat, d’un bras de fer avec un adversaire institutionnel, le second tour d’un scrutin avec ses alliances nécessaires, l’opportunité ouverte par un changement ministériel ou de majorité, un changement politique imprévu (3), signifient qu’arrive le temps de la négociation et du compromis.
C’est le moment-clef le plus difficile qui soit, propice aux tensions internes, aux déchirements qui peuvent être fatals à l’association, ou au mouvement dont tu fais partie. Négocier, c’est la plupart du temps accepter de perdre un peu pour gagner un peu, trouver avec l’adversaire un terrain d’entente qui permettra de sortir du conflit. C’est forcément insatisfaisant.
Souvent, le leader est sur la sellette, il finira soit en Prix Nobel, soit sur le poteau d’exécution.
A un échelon plus modeste, les militants abertzale, déjà fatigués par le bras de fer, doivent se préparer à cette étape décisive et complexe et faire corps tous ensemble. Pourront alors être définies les conditions d’un accord de sortie du conflit, un calendrier, les moyens et les garanties de sa mise en œuvre.
Le leader du Sinn Féin, Gerry Adams dit qu’arrêter la guerre est plus difficile que la poursuivre et qu’il a passé plus de temps à convaincre ses propres amis que ses ennemis sur la nécessaire évolution du conflit au travers d’un accord. Dans ces situations, il est facile de jouer les maximalistes et de faire tout capoter. Comme disait mon père, « un pur trouve toujours un plus pur qui l’épure ». L’exemple des deux dirigeants canaques, Jean-Marie Tjibaou et de Yeiwéné Yeiwéné, assassinés par d’autres indépendantistes canaques, peu après la signature des accords de Matignon, est terrible à cet égard. « Gardez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge » …
Ne pas rejeter, convaincre
Convaincre, intégrer. Ces mots-là seront aussi les maîtres-mot de ton action. Roger Idi art, un autre grand militant lui aussi, qui a tant œuvré à Enbata, à L’Auburn, en Soule, qui a écrit pastorale et chansons, disait souvent : « On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre !»
Comme beaucoup de choses simples, c’est très vrai.
Le mouvement encore minoritaire qui est le nôtre en Iparralde a d’abord pour objectif, non pas de rejeter, de faire peur par sa radicalité, mais de convaincre, d’être pédagogue, de séduire celui qui ne partage pas notre projet politique, de l’attirer à notre cause, ou d’en faire un compagnon de route, de développer son adhésion.
Je m’appelle Duny-Pétré. Tu vois bien que mes ancêtres ne sont pas Basques.
Au XIXe siècle, les Duny et les Pétré étaient en somme les immigrés de l’époque. Les Basques de Garazi les ont accueillis. Peu à peu, ils se sont intégrés. Dans leur maison du quartier Portaleburu à Donibane Garazi, les Pétré ont à leur tour accueilli des Basques du Sud, réfugiés carlistes de la deuxième guerre, vaincus par les Christinos. Tu vois, dans les familles de ce pays, l’accueil, « ongi etorri », ne sont pas un vain mot que l’on affiche en été pour les touristes. C’est une pratique. Aujourd’hui plus qu’hier, cet effort d’accueil véritable et d’intégration nous attend. Le Pays Basque est déjà habité par beaucoup de non Basques. Notre travail d’intégration est donc essentiel.
Transmettre à la génération qui vient.
Un de mes amis, Kepa Etchandy, militant abertzale haut en couleur, est fier de «la plus grande réussite de sa vie : ses deux filles qui sont euskaldun, Maia et Leire ».
Et depuis quelque temps, Kepa est très préoccupé par une question : celle d’un nécessaire baby boom basque que l’on attend toujours…
Cela pose la question de la transmission de l’abertzalisme à la génération qui viendra après la tienne. Pour un petit peuple dépourvu de souveraineté, donc soumis aux décisions et aux lois de ses adversaires, la question est essentielle, s’il ne veut pas finir comme les Occitans landais, les communistes ou les gauchistes : une espèce en voie de disparition.
Quel était le premier souci des mères juives pendant les deux mille ans d’exil de ce peuple, hors de son territoire ? Elles étaient toutes obsédées par le désir de voir leur fils épouser une juive et non pas une chrétienne. Ce fait historique fera hurler les jacobins de tout poil, au nom de la république et de la lutte contre le repliement identitaire, communautariste, voire raciste. Et pourtant, il s’agit bien d’une des raisons pour lesquelles les juifs sont parvenus à tenir le coup pour reconstruire Israël.
Korrika en grand
Comme à la Korrika, nous te passons le relai.
L’abertzalisme que tu construiras avec ta génération ne sera pas comme le nôtre, il sera le tien.
Et je ne te ferai pas le coup de Cicéron à la fin de sa vie, à Rome il y 2000 ans : il rouspétait contre tous les jeunes d’aujourd’hui qui sont nuls et bourrés de défauts… alors que de son temps, bien sûr, c’était autre chose !
La voie que tu empruntes est escarpée. Elle semble longue, ton parcours t’apparaîtra un jour très court. Ce ne sera pas un chemin de roses trémières et de jeunes filles en fleur. Le monde abertzale a des épines, nous avons des conflits durs parfois, des rivalités, comme dans tout groupe humain. Mais dans l’ensemble, c’est bien. Tout simplement parce qu’en Iparralde, nous sommes encore peu confrontés à des enjeux d’exercice du pouvoir. Donc c’est d’abord la générosité, l’élan qui priment. Tu y rencontreras des femmes et des hommes hors du commun. Lutter pour un idéal, vouloir construire un Pays Basque dans un monde plus juste et plus fraternel, militer, sont une chance, un bonheur. L’entrain, l’humour et la gaîté seront donc chaque matin à l’ordre du jour et attention à ne pas attraper « une tête couleur piment au vinaigre » ou de janséniste traditionnel ! Henri III de Navarre (futur Henri IV de France) eut un parcours très mouvementé. Lorsqu’on lui présentait un futur collaborateur, évidemment bourré de qualités éminentes, il demandait toujours : « Est-ce qu’il sait rire au moins ?»
La flamme des grands ancêtres
Ma lettre ressemble à un catalogue de bonnes intentions, le rêve d’une démarche, d’une action parfaites. Moi-même, je suis loin d’avoir suivi ces beaux conseils et j’ai commis pas mal d’erreurs. A chacun de contribuer à l’édifice commun, le mieux qu’il peut. Le parcours sans faute, c’est tout juste bon pour les chroniques nécrologiques. La règle de notre vie veut que chacun avance en aveugle, comme dans la recherche fondamentale, sans savoir immédiatement les effets des décisions prises. La part de la chance et du hasard a elle aussi son importance. Mais l’essentiel est de garder vivante, de répandre, de transmettre ce sentiment d’appartenance, cette flamme, née en Biscaye voici un siècle, jaillie en Iparralde en 1960. Nous l’avons reçue en héritage de la part de nos grands ancêtres : Agusti Chaho, Telesforo de Monzon, Gabriel Aresti, Sabino Arana Goiri, Bernat Detchepare, Txillardegi, Manex Erdozaintzi-Etchart, Xabi Etxebarrieta…
Ce grand projet, cette part du rêve et d’utopie qui nous portent, sont notre bien le plus précieux, un peu comme le lyrisme, « une étrange énergie qui ose se confronter à la mort ». Elle nous relie à d’autres, tu la transmettras à ceux qui demain seront sur ce morceau de terre.