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Fédéralisme ou Jacobinisme

5 Octobre 2014 Publié dans #A propos

Il ne suffit pas de rajouter un chiffre pour passer d’une cinquième république à une sixième, de même que le changement ne saurait se suffire de quelques rajouts où amendements à une constitution pour modifier en profondeur un modèle à la fois politique et sociétal qui en cette période démontre clairement ses limites. C’est volontairement que j’ai cachés l’identité de l’auteur de l’article qui précède ; en effet un certain nombre de mes contemporain-nes ont tendance à apprécier l’expression d’une pensée en fonction non de son contenu, mais en fonction de l’indication d’une boussole idéologique qui indique la droite de la gauche. Alors prenez le temps de lire et de réfléchir.

"On m’a demandé de venir vous exposer quels sont les principes essentiels du fédéralisme. Je crois que la meilleure façon de satisfaire à cette demande est de définir déjà ce à quoi s’oppose le plus fondamentalement le fédéralisme, en l’occurrence l’idéologie jacobine.

Le jacobinisme correspond historiquement à la forme la plus extrême de l’idéologie de l’État moderne, c’est-à-dire de l’État-nation. C’est une idéologie qui vise à faire concorder de façon rigoureuse, à rendre homothétiques sur un même territoire, l’unité politique et l’unité culturelle, linguistique ou ethnique, grâce à l’action d’un pouvoir central détenteur d’une souveraineté exclusive, support visible de l’intérêt de tous et représentant unique de l’ensemble des citoyens. Cette volonté d’unité conduit à poser l’État et la nation, la citoyenneté et la nationalité, comme des synonymes.

Bien que le terme de « jacobinisme » fasse évidemment allusion à l’action menée à l’époque de la Révolution française par le Club des Jacobins, la conception qui lui correspond est beaucoup plus ancienne. Elle apparaît en effet dès l’Ancien Régime, notamment avec l’émergence au XVIe siècle, chez Jean Bodin (1520-1596), d’une nouvelle théorie de la souveraineté. Alors qu’au Moyen Age, l’instance souveraine représentait seulement l’instance à la compétence la plus vaste, celle à laquelle revenait le pouvoir ultime de décision, la souveraineté se définit chez Jean Bodin comme la capacité pour le prince de se situer au-dessus de la loi positive (legibus solutus), d’en avoir le monopole et d’en disposer à sa guise. Cette conception s’inspire de l’absolutisme papal (et au-delà, du modèle de la toute-puissance divine), et va d’ailleurs de pair avec la diffusion du droit romain aux dépens du droit coutumier. Elle entraîne une nouvelle théorie de la représentation politique, qui va désormais agir comme facteur d’unité et d’homogénéité. Le prince, loin d’être un délégué ou un exécutant, résume en lui tous les corps intermédiaires. Souverain et représentant ne font qu’un, parce que l’État incarne tous les membres de la société. Au pluralisme médiéval, caractérisé par l’entrelacs des allégeances et la dispersion de la souveraineté, succède alors un bloc monolithique qui se résume dans la personne et dans le corps du roi. Dès lors, les groupes sociaux ne sont plus que des organes passifs de la République. La conception bodinienne de la souveraineté jette les bases de l’absolutisme et va devenir peu à peu synonyme de pouvoir illimité.

Le souverain, en effet, non seulement n’est pas tenu à la réciprocité du contrat, puisqu’il n’y a pas souscrit lui-même, mais, tenant son pouvoir de la volonté rationnelle de tous, il se trouve aussi en droit d’exiger de chacun une obéissance totale. Comme sa légitimité provient de ce que les autres sociétaires ont volontairement abdiqué leur souveraineté à son profit, il ne dépend de personne et se situe donc au-dessus des droits et des lois. Le peuple, enfin, ne peut s’opposer à lui, car ne devant rien à quiconque, il ne peut être dépossédé de son autorité. Mieux encore, le prince est le seul dont la liberté illimitée procède de l’état de nature dans lequel il est resté. Sa souveraineté est donc également indivisible et absolue. Elle est posée comme foncièrement unitaire et identifiée à l’État, toute répartition ou fragmentation du pouvoir étant interprétée à priori comme cause d’instabilité et de division politique.

En 1789, la Révolution française donne pour la première fois une signification politique à l’idée de nation en abolissant les ordres de l’Ancien Régime, mais conserve, en l’aggravant, la même tendance au centralisme, la même conception de la souveraineté. Elle transfère seulement à la nation les prérogatives du prince et l’unité indivisible qu’on attribuait au temps de la monarchie absolue à la personne du roi. L’obsession de l’unité est plus forte que jamais. « L’unité est notre maxime fondamentale, l’unité est notre défense anti fédéraliste, l’unité est notre salut », ne cesseront de répéter Saint-Just et Robespierre.

L’idée de nation, posée comme un être unitaire et transcendant dont l’unité et l’indivisibilité sont nécessairement indépendantes de tout principe extérieur, finit alors par recouvrir la notion de peuple jusqu’à s’y substituer, inaugurant une tradition que le droit public de bien des pays n’a cessé de perpétuer depuis lors. Enfin, la conception révolutionnaire de la souveraineté rend synonymes nationalité et citoyenneté : il n’y a plus désormais de national qui ne soit citoyen (sauf privation de ses droits civiques) ni de citoyen qui ne soit national. Le peuple est d’autant plus « indivisible » et unitaire qu’il est devenu une simple abstraction. C’est pourquoi la France, aujourd’hui encore, n’est pas un État fédéral et ne peut reconnaître l’existence d’un peuple corse ou breton.

Ainsi, sous la Révolution comme sous l’Ancien Régime, on retrouve la même conception de la souveraineté comme « puissance absolue et éternelle » d’une république source de tous les droits et devoirs du citoyen. La souveraineté des jacobins ne souffre pas plus de restrictions que celle de Jean Bodin. Les révolutionnaires dénoncent le « fédéralisme » dans les mêmes termes qu’employait la monarchie absolue quand elle reprochait, par exemple, aux protestants de vouloir « cantonner » la France à l’image de la Suisse. Ils jettent l’anathème et luttent contre les particularismes locaux de la même façon que le pouvoir royal s’efforçait par tous les moyens de réduire l’autonomie des féodaux. Ils avancent pour légitimer la justice révolutionnaire les mêmes arguments que Richelieu défendant le pouvoir discrétionnaire du prince. Avec la Révolution, la souveraineté nationale s’oppose à l’absolutisme royal, non pas du tout en récusant l’absolutisme, mais en transférant à la nation les prérogatives absolues du roi.

La nation politique exigeant la représentation unique (une seule assemblée doit représenter tous les citoyens), cela signifie qu’il ne saurait exister de loi particulière s’appliquant à un groupe déterminé ; il n’y a plus que des lois générales, qui s’appliquent à tous les individus sans considération de leurs caractères spécifiques. La nation s’identifie alors, non plus au peuple ou à la société, mais à l’État. Elle est constituée par lui, en même temps qu’il coïncide avec elle.

Le principe moderne de citoyenneté fait donc abstraction de la langue, de la culture, de la croyance, du sexe, etc., c’est-à-dire de tout ce qui fait que les gens sont comme ils sont et non autrement. Il repose sur l’« égalité » des individus par rapport au seul système politique, tout ce par quoi ils diffèrent étant rabattu sur la sphère privée. Considérées comme contingentes, mineures, voire illusoires, les différences culturelles et les identités collectives sont tenues pour politiquement insignifiantes. Elles ne sont tolérées qu’à la condition d’être invisibles ou inopérantes dans la sphère publique. La doctrine officielle est désormais celle de l’assimilation, c’est-à-dire celle de l’éradication-digestion : l’Autre doit devenir le Même. La modernité politique rejette les éléments ethniques et culturels de la sphère politique et ne leur permet d’exister que dans la société civile. Les minorités se trouvent du même coup privées de tout statut politique. C’est pourquoi la généralisation du principe de l’État-nation se traduira un peu partout par l’oppression des minorités.

C’est très exactement à cette conception que s’oppose le fédéralisme, dont les fondements sont le principe de subsidiarité (ou de compétence suffisante), la souveraineté partagée, la démocratie directe, la reconnaissance des corps intermédiaires, des identités collectives et des communautés. Le système fédéraliste se caractérise comme un système d’unités politiques étroitement imbriqués, solidaires, et se stimulant mutuellement. Le fédéralisme est en effet le seul système dans lequel le gouvernement central partage les différentes compétences constitutionnelles et législatives avec les collectivités sur lesquelles il a autorité, en faisant en sorte que ces compétences s’exercent au plus bas niveau possible. Ses trois principes de base sont l’autonomie, la participation et la subsidiarité. L’autonomie permet à chaque collectivité de conserver le maximum de liberté d’action. La participation permet à chaque niveau de collaborer à la prise de décision. La subsidiarité permet de faire toujours jouer la présomption de compétence en faveur du niveau le plus proche des intéressés.

Ce système implique une conception de la souveraineté qui est à l’antithèse de celle de Jean Bodin. Cette conception, c’est celle que l’on trouve exposée, au tout début du XVIIe siècle, par Johannes Althusius dans son ouvrage principal, la Politica methodice digesta (1603).

Adversaire de Bodin, Althusius (1557-1638) se fonde sur Aristote pour décrire l’homme comme un être social, naturellement enclin à la solidarité mutuelle et à la réciprocité (ce qu’il appelle la communication des biens, des services et des droits). La science politique consiste pour lui à décrire méthodiquement les conditions de la vie sociale, d’où le nom de « symbiotique » qu’il utilise pour caractériser sa démarche. Récusant l’idée d’un individu se suffisant à lui-même, il affirme que la société est toujours première par rapport à ses membres (ou « symbiotes »), et qu’elle se constitue par une série de pactes politiques et sociaux conclus successivement, en remontant à partir de la base, par une multitude d’associations (ou «consociations») autonomes, naturelles et institutionnelles, publiques et privées : familles et ménages, guildes et corporations, communautés civiles et collèges séculiers, cités et provinces, etc. Ces « consociations » s’encastrent les unes dans les autres dans un ordre allant du plus simple au plus complexe. Les individus y contractent à chaque niveau, non en tant qu’atomes individuels, mais comme membres d’une communauté déjà existante, celle-ci n’abandonnant jamais la totalité de ses droits au bénéfice d’une société plus vaste. Althusius donne par-là à la notion de représentation un sens totalement différent de celui qui est le sien dans la pensée contractualiste libérale : le contrat social n’est pas chez lui un acte unique résultant du libre jeu des volontés individuelles, mais une « alliance » (foedus) intégrant dans un processus continu de communication « symbiotique » des individus définis avant tout par leurs appartenances.

La société globale, à laquelle Althusius donne le nom de « communauté symbiotique intégrale », se définit donc comme une organisation ascendante de communautés plurielles, elles-mêmes constituées sur la base d’associations antérieures et d’appartenances multiples, et disposant de pouvoirs se chevauchant les uns les autres. Le corps politique est le résultat de ce processus d’englobement communautaire, où chaque niveau tire sa légitimité et sa capacité d’action du respect de l’autonomie des niveaux inférieurs. L’action publique vise à articuler à tous les niveaux la solidarité mutuelle et l’autonomie des acteurs collectifs, dont le consentement doit être rendu possible et organisé dans une dialectique ouverte du général et du particulier — l’idée fondamentale étant que « ce qui relève de tous doit être aussi approuvé par tous » (« quod omnes tangit, ab omnibus approbetur »).

Chez Althusius, la souveraineté ou « majesté » appartient au peuple, et ne cesse jamais de lui appartenir. Elle est imprescriptible parce qu’elle réside inaliénablement dans la communauté populaire, et qu’« il n’y a pas de puissance absolue personnelle dans une communauté ». Le peuple peut la déléguer, mais non s’en dessaisir. « Le droit de majesté, écrit Althusius, ne peut être cédé, abandonné ni aliéné par celui qui en est le propriétaire […] Ce droit a été établi par tous ceux qui font partie du royaume et par chacun d’eux. Ce sont eux qui le font naître ; sans eux, il ne peut être établi ni maintenu ». « J’ai rapporté à la politique les droits de majesté. Mais je les ai attribués au royaume, c’est-à-dire à la république ou au peuple », précise encore Althusius, qui ajoute qu’il n’a « cure des clameurs de Bodin ».

Loin d’être coupée du peuple, la souveraineté en émane donc directement. Le prince n’occupe sa fonction que par dérivation du droit permanent du peuple à se gouverner lui-même. Il n’a d’autre autorité que celle dont il est investi par le peuple, non sous forme d’un transfert de pouvoir que le peuple abandonnerait à son profit, mais par délégation d’un pouvoir que le peuple ne cesse à aucun moment de conserver intrinsèquement et substantiellement. En d’autres termes, il exerce son pouvoir sous le contrôle du peuple, et ne peut en faire usage qu’au service du bien commun, qui reste sa finalité principale. Il ne commande pas à la société comme s’il en était coupé ou indépendant. Il n’est pas le propriétaire de la souveraineté, mais son dépositaire ; il jouit seulement des droits de cette souveraineté.

La souveraineté n’est dès lors pas absolue, mais au contraire répartie ou partagée. S’inspirant à la fois du modèle impérial, des anciennes « libertés » communales germaniques et du mode de fonctionnement des associations mutuellistes et coopératives des vieilles cités hanséatiques, Althusius prévoit qu’à chaque échelon de la société doivent se trouver deux séries d’organes, les uns représentant les communautés inférieures, qui sont fondées à retenir à leur niveau autant de pouvoir qu’elles peuvent en exercer concrètement, les autres représentant le niveau supérieur, dont les attributions sont toujours limitées par les premières. Chaque niveau désigne ses dirigeants, qui sont aussi ses représentants à l’échelon supérieur, sur la base d’une délégation de pouvoir qui peut à tout moment leur être retirée. Les délégations étant conditionnelles, le pouvoir de l’échelon supérieur repose toujours sur le consentement des échelons inférieurs. L’État est supérieur à chacun des niveaux qui sont placés en dessous de lui, mais non à l’ensemble qu’ils forment en étant réunis. Le prince lui-même, comme on l’a vu, exerce son pouvoir souverain par délégation, sur la base d’un pacte réciproque dont il est considéré comme le mandataire, et le peuple (la « communauté symbiotique ») comme le mandant. Le pouvoir du prince est bien un pouvoir suprême, puisqu’il est celui dont la juridiction est la plus vaste, mais il n’en est pas moins limité par l’autonomie des « consociations », qui l’empêche de porter atteinte aux pouvoirs particuliers dont celles-ci doivent pouvoir jouir. Le principe de souveraineté est conservé, mais subordonné au consentement associatif.

La souveraineté chez Althusius n’est aucunement synonyme d’omnicompétence, comme chez Bodin. Elle représente seulement le niveau de puissance disposant des pouvoirs d’autorité, de décision et d’exécution les plus larges. Le souverain n’est pas celui qui peut tout faire à son gré, sans avoir de comptes à rendre à quiconque. Il est celui qui dispose d’un pouvoir plus étendu que les autres, mais ne peut en user que pour autant que ce pouvoir lui est reconnu ou concédé. À tous les niveaux existe un « échange de souveraineté », c’est-à-dire une différenciation des instances, un partage des compétences allant de l’échelon le plus bas vers le plus élevé. Alors que la souveraineté bodinienne est à la fois une pyramide et une circonférence dont toute la surface est ordonnée vers le centre, la souveraineté chez Althusius est de type « labyrinthique » : elle implique la pluralité, l’autonomie, l’entrelacement des niveaux de pouvoir et d’autorité.

La souveraineté du type althusien s’est cristallisée dans le passé dans certaines constructions impériales ou supranationales. On en retrouve l’écho chez des théoriciens de l’austromarxisme comme Otto Bauer et Karl Renner, tous deux partisans d’un « État fédératif des nationalités », dans lequel la souveraineté se trouve répartie à différents niveaux de la société politique. Mais c’est surtout le fédéralisme qui apparaît aujourd’hui comme la doctrine la mieux à même de faire passer dans les faits l’idée d’une souveraineté étroitement associée aux principes d’autonomie et de subsidiarité.

Le principe de subsidiarité, qui était déjà la clef de voûte du système d’Althusius, exige que les décisions soient toujours prises au niveau le plus bas possible, par ceux qui en subissent le plus directement les conséquences. Il implique donc que les plus petites unités politiques détiennent des compétences autonomes substantielles et qu’elles soient en même temps représentées collectivement aux niveaux de pouvoir plus élevés. Il ne s’agit pas là seulement de « décentraliser ». Dans la décentralisation, le pouvoir local n’est jamais titulaire que de la part d’autorité que le pouvoir central veut bien lui concéder : il ne représente qu’une délégation de ce pouvoir central, qui reste le noyau substantiel de la vie publique dans une aperception strictement pyramidale de la société. Avec la subsidiarité, c’est le mouvement inverse : le niveau local ne délègue aux échelons supérieurs que les responsabilités et les tâches dont il ne peut se charger lui-même, il ne fait remonter au-dessus de lui que les compétences qu’il ne peut assumer, tandis qu’il résout par ses propres moyens tous les problèmes qui sont effectivement de sa compétence, en assumant lui-même les conséquences de ses décisions et de ses choix. La subsidiarité représente donc un partage de compétences selon le critère de la suffisance ou de l’insuffisance : chaque niveau d’autorité conserve les compétences pour lesquelles il est suffisant. Il en résulte par exemple que chaque communauté, plutôt que de se voir imposer une offre standardisée de biens et de services, doit pouvoir librement décider par elle-même des biens et des services qu’elle estime lui convenir.

La subsidiarité est directement antagonique de la conception bodinienne de la souveraineté qui repose, elle, comme on l’a vu, non sur le critère de suffisance, mais sur celui de capacité supérieure. Dans ce schéma, l’État central ne peut que requérir toute l’autorité pour lui seul, puisqu’il est présumé par principe toujours supérieurement capable. Dans le système fédéral, la délégation se fait au contraire à partir du bas : ce sont les échelons inférieurs qui ne laissent remonter aux échelons supérieurs que les décisions qu’ils n’ont pas les moyens de prendre eux-mêmes. Cela signifie que « chaque organe du corps social doit pouvoir poursuivre le plus librement possible ses fins propres » (Robert Nisbet). Telle est l’idée de subsidiarité : permettre aux gens de décider le plus possible par eux-mêmes de ce qui les concerne en créant un système politique et social où les problèmes puissent être résolus au niveau le plus bas possible. Le terme essentiel est ici celui d’autonomie.

De la même façon, que la conception fédéraliste de la souveraineté et de la subsidiarité, impliquant une politique de reconnaissance des identités collectives, s’oppose au principe de centralisation et au refus jacobin de reconnaître la réalité des différences culturelles, linguistiques, ethniques et autres, l’idée d’une démocratie participative s’oppose à celle d’une démocratie purement parlementaire et représentative.

Les grands théoriciens historiques de la représentation sont Hobbes et Locke. Chez l'un comme chez l'autre, en effet, le peuple délègue contractuellement sa souveraineté aux gouvernants. Chez Hobbes, cette délégation est totale. Elle aboutit donc à investir un monarque d'un pouvoir absolu (c’est le « Léviathan »). Chez Locke, la délégation est au contraire conditionnelle : le peuple n'accepte de se défaire de sa souveraineté qu'en échange de garanties concernant les droits fondamentaux et les libertés individuelles. La souveraineté populaire n'en est pas moins évacuée ou suspendue entre deux élections.

Rousseau, de son côté, pose l'exigence démocratique comme antagoniste de tout régime représentatif. Le peuple, chez lui, ne passe pas de contrat avec le souverain ; leurs rapports relèvent exclusivement de la loi. Le prince n'est que l'exécutant du peuple, qui reste seul titulaire du pouvoir législatif. Il n'est même pas investi du pouvoir qui appartient à la volonté générale ; c'est bien plutôt le peuple qui gouverne à travers lui. Le raisonnement de Rousseau est très simple : si le peuple est représenté, ce sont ses représentants qui détiennent le pouvoir, et en ce cas il n'est plus souverain. Le peuple souverain est un « être collectif » qui ne saurait être représenté que par lui-même. Renoncer à sa souveraineté serait comme renoncer à sa liberté, c’est-à-dire se détruire lui-même. Sitôt que le peuple a élu ses représentants, « il est esclave, il n’est rien » (Du contrat social, III, 15). La liberté, comme droit inaliénable, implique la plénitude d’un exercice sans lequel il ne peut y avoir de véritable citoyenneté politique. La souveraineté populaire ne peut être, dans ces conditions, qu'indivise e inaliénable. Toute représentation correspond donc à une abdication.

Si l'on admet que la démocratie est le régime fondé sur la souveraineté du peuple, on ne peut ici que donner raison à Rousseau, dont l’opinion sur ce point – mais seulement sur ce point – rejoint incontestablement celle d’Althusius.

La démocratie est la forme de gouvernement qui répond au principe de l'identité des gouvernés et des gouvernants, c'est-à-dire de la volonté populaire et de la loi. Cette identité renvoie elle-même à l'égalité substantielle des citoyens, c'est-à-dire au fait qu'ils sont tous également membres d'une même unité politique. Dire que le peuple est souverain, non par essence mais par vocation, signifie que c'est du peuple que procèdent la puissance publique et les lois. Les gouvernants ne peuvent donc être que des agents d'exécution, qui doivent se conformer aux fins déterminées par la volonté générale. Le rôle des représentants doit être réduit au maximum, le mandat représentatif perdant toute légitimité dès qu'il porte sur des fins ou des projets ne correspondant pas à la volonté générale.

Or, c'est exactement l'inverse de ce qui se passe aujourd'hui. Dans les démocraties libérales, le primat est donné à la représentation, et plus précisément à la représentation-incarnation. Le représentant, loin d'être seulement « commis » pour exprimer la volonté de ses électeurs, incarne lui-même cette volonté du seul fait qu'il est élu. Cela veut dire qu'il trouve dans son élection la justification qui lui permet d'agir, non plus selon la volonté de ceux qui l'ont élu, mais selon la sienne propre — en d'autres termes, qu'il se considère comme autorisé par le vote à faire tout ce qu'il juge bon de faire lui-même.

Ce système est à l'origine des critiques qui n'ont cessé, dans le passé, d'être dirigées contre le parlementarisme, critiques qui rebondissent aujourd'hui, en Europe, à travers toute une série de débats sur le « déficit démocratique » et la « crise de la représentation ».

Dans le système représentatif, l'électeur ayant délégué par le suffrage sa volonté politique à celui qui le représente, le centre de gravité du pouvoir réside immanquablement dans les représentants et les partis qui les regroupent, et non plus dans le peuple. La classe politique forme bientôt une oligarchie de professionnels qui défendent leurs intérêts propres, dans un climat général de confusion et d'irresponsabilité. S'y ajoute aujourd'hui, à une époque où ceux qui possèdent un pouvoir de décision le tiennent beaucoup plus souvent de la nomination ou de la cooptation que de l'élection, une autre oligarchie d'« experts », de hauts fonctionnaires et de techniciens.

L'État de droit, dont les théoriciens libéraux célèbrent régulièrement les vertus — malgré toutes les ambiguïtés qui s'attachent à cette expression —, n'apparaît pas de nature à corriger la situation. Reposant sur un ensemble de procédures et de règles juridiques formelles, il est en effet indifférent aux fins spécifiques du politique. Les valeurs sont exclues de ses préoccupations, laissant ainsi le champ libre à l'affrontement des intérêts. Les lois y ont autorité du seul fait qu'elles sont légales, c'est-à-dire conformes à la Constitution et aux procédures prévues pour leur adoption. La légitimité se réduit dès lors à la légalité. Cette conception positiviste-légaliste de la légitimité invite à respecter les institutions pour elles-mêmes, comme si celles-ci constituaient une fin en soi, sans que la volonté populaire puisse les modifier et en contrôler le fonctionnement.

Or, en démocratie, la légitimité du pouvoir ne dépend pas seulement de la conformité à la loi, ni même de la conformité à la Constitution, mais avant tout de la conformité de la pratique gouvernementale aux fins qui lui sont assignées par la volonté générale et populaire. La justice et la validité des lois ne sauraient donc résider tout entières dans l'activité de l’État ou dans la production législatrice du parti au pouvoir. La légitimité du droit ne saurait, de même, être garantie par la seule existence d'un contrôle juridictionnel : il faut encore, pour que le droit soit légitime, qu'il réponde à ce que les citoyens en attendent et qu'il intègre des finalités orientées vers le service du bien commun. Enfin, on ne saurait parler de légitimité de la Constitution que lorsque l'autorité du pouvoir constituant est reconnue comme toujours susceptible d'en modifier la forme ou le contenu. Ce qui revient à dire que le pouvoir constituant ne peut être totalement délégué ou aliéné, qu'il continue d'exister et reste supérieur à la Constitution et aux règles constitutionnelles, même quand celles-ci procèdent de lui.

Il est évident qu'on ne pourra jamais échapper totalement à la représentation, car l'idée de majorité gouvernante se heurte dans les sociétés modernes à des difficultés insurmontables. La représentation, qui n'est jamais qu'un pis-aller, n'épuise toutefois pas le principe démocratique. Elle peut dans une large mesure être corrigée par la mise en œuvre de la démocratie participative, dite aussi démocratie organique ou démocratie incarnée. Une telle réorientation apparaît même aujourd'hui d'une nécessité accrue du fait de l'évolution générale de la société.

La crise des structures institutionnelles et la disparition des « grands récits » fondateurs, la désaffection grandissante de l'électorat pour les partis politiques de type classique, le renouveau de la vie associative, l'émergence de nouveaux mouvements sociaux ou politiques (écologistes, régionalistes, identitaires) dont la caractéristique commune est de ne plus défendre des intérêts négociables mais des valeurs existentielles, laissent entrevoir la possibilité de recréer une citoyenneté active à partir de la base.

La crise de l'État-nation, due notamment à la mondialisation de la vie économique et au déploiement de phénomènes d'emprise planétaire, suscite de son côté deux modes de dépassement : par le haut, avec diverses tentatives visant à recréer au niveau supranational une cohérence et une efficience dans la décision qui permettraient, en partie au moins, de piloter le processus de la mondialisation en recréant un monde multipolaire ; par le bas, avec le regain d'importance des petites unités politiques et des autonomies locales. Ces deux tendances, qui non seulement ne s'opposent pas mais se complètent, impliquent l'une et l'autre qu'il soit porté remède au déficit démocratique que l'on constate actuellement.

Ce n'est pas au niveau des grandes institutions collectives, entrées aujourd'hui toutes plus ou moins en crise et qui ne peuvent donc plus jouer leur rôle traditionnel d'intégration et d'intermédiation sociales, qu'il est possible de recréer une telle citoyenneté active. Le contrôle du pouvoir ne peut pas être non plus le seul apanage de partis politiques dont l'activité se résout trop souvent dans le clientélisme. La démocratie participative ne peut être aujourd'hui qu'une démocratie de base.

Cette démocratie de base n'a pas pour but de généraliser la discussion à tous les niveaux, mais bien plutôt de déterminer, avec le concours du plus grand nombre, de nouvelles procédures de décision conformes à ses exigences propres comme à celles qui découlent des aspirations des citoyens. Elle ne saurait non plus se ramener à une simple opposition de la « société civile » à la sphère publique, ce qui reviendrait à étendre encore l'emprise du privé et à abandonner l'initiative politique à des formes de pouvoir obsolètes. Il s'agit au contraire de permettre aux individus de s'éprouver en tant que citoyens, et non pas en tant que membres de la sphère privée, en favorisant autant qu’il est possible l'éclosion et la multiplication de nouveaux espaces publics d'initiative et de responsabilité.

La procédure référendaire (qu'elle résulte de la décision des gouvernants ou de l'initiative populaire, que le référendum soit facultatif ou obligatoire) n'est qu'une forme de démocratie directe parmi d'autres — dont on a peut-être d'ailleurs surestimé la portée. Soulignons une fois encore que le principe politique de la démocratie n'est pas que la majorité décide, mais que le peuple soit souverain. Le vote n'est lui-même qu'un simple moyen technique de consulter et de révéler l'opinion. Cela signifie que la démocratie est un principe politique qui ne saurait se confondre avec les moyens dont elle use, pas plus qu'elle ne saurait se ramener à une idée purement arithmétique ou quantitative. La qualité de citoyen ne s'épuise pas dans le vote. Elle consiste bien plutôt à dégager toutes les méthodes permettant de manifester ou de refuser le consentement, d'exprimer un refus ou une approbation. Il convient donc d'explorer systématiquement toutes les formes possibles de participation active à la vie publique, qui sont aussi des formes de responsabilité et d'autonomie de soi, puisque la vie publique conditionne l'existence quotidienne de tous.

Mais la démocratie participative n'a pas seulement une portée politique. Elle a aussi une portée sociale. En favorisant les rapports de réciprocité, en permettant la recréation d'un lien social, elle peut aider à reconstituer des solidarités organiques aujourd’hui affaiblies, à recréer un tissu social désagrégé par la montée de l'individualisme et la fuite en avant dans le système de la concurrence et de l'intérêt. En tant qu’elle est productrice de socialité élémentaire, la démocratie participative va alors de pair avec la renaissance des communautés vivantes, la recréation des solidarités de voisinage, de quartier, sur les lieux de travail, etc.

Cette conception participative de la démocratie s'oppose de plein fouet à la légitimation libérale de l'apathie politique, qui encourage indirectement l'abstention et aboutit au règne des gestionnaires, des experts et des techniciens. La démocratie, en fin de compte, repose moins sur la forme de gouvernement proprement dite que sur la participation du peuple à la vie publique, en sorte que le maximum de démocratie se confond avec le maximum de participation. Participer, c'est prendre part, c'est s'éprouver soi-même comme partie d'un ensemble ou d'un tout, et assumer le rôle actif qui résulte de cette appartenance. « La participation, disait René Capitant, est l'acte individuel du citoyen agissant comme membre de la collectivité populaire ». On voit par-là combien les notions d'appartenance, de citoyenneté et de démocratie sont liées. La participation sanctionne la citoyenneté, qui résulte de l'appartenance. L'appartenance justifie la citoyenneté, qui permet la participation.

Tels me paraissent être les fondements essentiels du fédéralisme : une société où la liberté et la responsabilité, étroitement liées l’une à l’autre, se distribuent à tous les niveaux en fonction du principe de subsidiarité ; une conception de la souveraineté, qui n’en fait pas un pouvoir absolu et omnicompétent, mais seulement l’instance qui a autorité en derniers recours sur les domaines les plus vastes ; et enfin, une conception de la démocratie qui repose avant tout, non sur la notion de nombre ou sur celle de délibération parlementaire, mais sur celle de participation la plus large possible de tous les citoyens aux affaires publiques."

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